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Lettre ouverte au président de la République et aux « Attila » de l’éducation

Jean D'ormesson, 89 ans.

Jean D'ormesson, 89 ans.

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Jean D'Ormesson, né le 16 juin 1925 dans le 7e arrondissement de Paris, est un écrivainchroniqueuréditorialisteacteur et philosophe français, membre de l’Académie française[biographie].

Pour l’écrivain, la réforme des programmes scolaires du gouvernement condamne à l’oubli tout un pan de notre littérature.  

D'ORMESSON, JEAN 

Monsieur le Président de la République,

Plus d’une fois, vous avez souligné l’importance que vous attachiez aux problèmes de la jeunesse, de l’éducation et de la culture. Voilà que votre ministre de 
l’Éducation nationale se propose de faire adopter une réforme des programmes scolaires qui entraînerait, à plus ou moins brève échéance, un affaiblissement dramatique de l’enseignement du latin et du grec et, par-dessus le marché, de l’allemand.

Cette réforme, la ministre la défend avec sa grâce et son sourire habituels et avec une sûreté d’elle et une hauteur mutine dignes d’une meilleure cause. Peut-être vous souvenez-vous, Monsieur le Président, de Jennifer Jones dans La Folle Ingénue ? En hommage sans doute au cher et grand Lubitsch, Mme Najat Vallaud-Belkacem semble aspirer à jouer le rôle d’une Dédaigneuse Ingénue. C’est que son projet suscite déjà, et à droite et à gauche, une opposition farouche.

On peut comprendre cette levée de boucliers. Il y a encore quelques années, l’exception culturelle française était sur toutes les lèvres. Cette exception culturelle plongeait ses racines dans le latin et le grec. Non seulement notre littérature entière sort d’Homère et de Sophocle, de Virgile et d’Horace, mais la langue dont nous nous servons pour parler de la science, de la technique, de la médecine perdrait tout son sens et deviendrait opaque sans une référence constante aux racines grecques et latines. Le français occupe déjà aujourd’hui dans le monde une place plus restreinte qu’hier. Couper notre langue de ses racines grecques et latines serait la condamner de propos délibéré à une mort programmée.

Mettre en vigueur le projet de réforme de Mme Najat Vallaud-Belkacem, ce serait menacer toute la partie peut-être la plus brillante de notre littérature. Montaigne et Rabelais deviendraient vite illisibles. Corneille, Racine, La Fontaine, Bossuet changeraient aussitôt de statut et seraient difficiles à comprendre. Ronsard, Du Bellay, Chateaubriand, Giroudoux ou Anouilh - sans même parler de James Joyce- tomberaient dans une trappe si nous n’apprenions plus dès l’enfance les aventures d’Ulysse aux mille ruses, si nous ignorions, par malheur, qu’Andromaque est la femme d’Hector, l’adversaire malheureux d’Achille dans la guerre de Troie, si nous nous écartions de cette Rome et de cette Grèce à qui, vous le savez bien, nous devons presque tout.

Les Anglais tiennent à Shakespeare, les Allemands tiennent à Goethe, les Espagnols à Cervantès, les Portugais à Camoens, les Italiens à Dante et les Russes à Tolstoï. Nous sommes les enfants d’Homère et de Virgile - et nous nous détournerions d’eux ! Les angoisses de Cassandre ou d’Iphigénie, les malheurs de Priam, le rire en larmes d’Andromaque, les aventures de Thésée entre Phèdre et Ariane, la passion de Didon pour Énée font partie de notre héritage au même titre que le vase de Soissons, que la poule au pot d’Henri IV, que les discours de Robespierre ou de Danton, que Pasteur ou que Clemenceau.

Il n’est pas permis de faire parler les morts, mais il est impossible de ne pas imaginer les réactions d’un Claude Lévi-Strauss ou d’une Jacqueline de Romilly aux rêveries meurtrières de Mme Vallaud-Belkacem. Traitées de « pseudo-intellectuels » par une ministre qui ne doute de rien et surtout pas d’elle-même, les plus hautes autorités intellectuelles et culturelles du pays n’ont pas tardé, en tout cas, à exprimer leurs inquiétudes. Auteur de ces livres phares que sont L’État culturel ou La République des lettres, Marc Fumaroli, tout en reconnaissant que la ministre n’était pas la seule responsable d’une situation désolante, a pris dans ce journal la défense du latin et du grec : « Mme Vallaud-Belkacem s’apprête à donner le coup de grâce à ces deux matières sur lesquelles, depuis le XVIe siècle, tout l’enseignement secondaire français, quel que soit le régime, a été fondé. » Dans l’hebdomadaire Marianne, Jacques Julliard, qui n’est pas suspect de partialité, s’écrie : « Notre littérature est le bien le plus précieux. Je le dis tout net : si je devais me convaincre que la gauche est, à son corps défendant, l’agent de la marginalisation de notre littérature dans la France moderne, je n’hésiterais pas une seconde : ce n’est pas avec notre littérature, notre patrie quotidienne, que je couperais. Ce serait avec la gauche. » Et Régis Debray, avec sa force et sa lucidité coutumières : « Ce que je crains, c’est une école qui ferait de l’élève un client. Quand on attaque la mère, le latin, je crains pour la fille, le français. » Et Pierre Nora : « C’est l’expression d’une France fatiguée d’être elle-même, d’un pays qui ne sait pas trop où il va et ne sait donc pas dire d’où il vient. » Et François Bayrou : « Dégueulasse. » Et Luc Ferry : « C’est un désastre. » Je me demande ce que pense de la réforme un grand esprit comme Paul Veyne qui nous a donné récemment une belle traduction de l’Énéïde de Virgile.

Renoncer aujourd’hui à cette longue tradition qui se transmet depuis des siècles de génération en génération, à ce que les Lumières et la gauche de Jaurès, de Herriot et de Blum appelaient les humanités, c’est condamner demain à l’oubli tout un pan immense de notre littérature. Et pour le remplacer par quoi ? Par un journalisme de bas étage, par une vague et fumeuse interdisciplinarité qui reste très obscure, par un pédagogisme théorique et abstrait, par un charabia pire que celui des Précieuses de Molière, par cette Novlangue à la mode où un « référentiel bondissant » est l’autre nom d’un ballon.

Nous pourrions naturellement vivre sans Homère, sans Montaigne, sans Corneille et sans Racine. Et leur substituer des circulaires administratives, des publicités commerciales, toute une panoplie d’usines à gaz au bord de l’hébétude et de bonnes intentions inutiles et navrantes. Mais nous sommes encore quelques-uns à croire que nous vivrions plutôt moins bien. Mme Najat Vallaud-Belkacem est pour la littérature et la culture de ce pays un Terminator de charme, une sirène séduisante dont il faut s’éloigner au plus vite, une espèce d’Attila souriante derrière qui les vertes prairies de la mémoire historique ne repousseraient plus jamais.

 

Monsieur le Président de la République, une réglementation abusive, des freins multiples et constants à toute économie souple et vivante, des impôts absurdes et écrasants qui ne cessent d’alimenter le chômage présentent assurément beaucoup d’inconvénients. Ils ne sont rien ou presque rien à côté de l’entreprise de démolition collective, d’obscurantisme et de haine de soi-même à laquelle se livre votre ministre de l’Éducation nationale. « Rompre avec les choses réelles, écrit Chateaubriand, ce n’est rien. Mais rompre avec les souvenirs !… » Vous avez dit et répété que vous étiez responsable de tout ce qui se faisait en votre nom. L’avenir de nos enfants est aujourd’hui en jeu. Ne laissez pas dépérir nos biens les plus précieux : notre langue, notre littérature, notre culture. 

 

Ne soyez pas aux yeux de l’histoire le président qui aura tiré un trait final sur plus de mille ans de littérature française.

 

 

Biographie : Pour plus d'information, cliquez sur ce lien.

 

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S
Merci pour ton commentaire fort intéressant Emmanuel. Je n'ai fait que rapporter les paroles de D'Omesson et je n'ai jamais dit que je soutenais tout ce qu'il disait ; cependant comme lui je suis contre cette réforme absurde et ridicule faite par une gauche qui a perdu le bon sens.<br /> <br /> Passez une bonne soirée, mon cher Emmanuel<br /> <br /> Stan
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E
Bonjour,<br /> <br /> D'Ormesson soutient que, du fait que Homère, Sophocle, Virgile et Horace ne seraient plus -- ou pas assez -- enseignés à l'école, alors :<br /> <br /> - Corneille, Racine, La Fontaine, Bossuet changeraient de statut et seraient difficiles à comprendre,<br /> - Ronsard, Du Bellay, Chateaubriand, Giroudoux, Anouilh et Joyce tomberaient dans l'oubli,<br /> - renoncer aux "humanités", c’est condamner demain à l’oubli tout un pan immense de notre littérature<br /> - nous ne serions plus les enfants d’Homère et de Virgile,<br /> <br /> Il se trompe sur les points suivants :<br /> <br /> 1 - Sophocle n'est pas au programme, vous pouvez vérifier :<br /> Télécharger les ressources pour le latin en classe de cinquième, quatrième, troisième<br /> http://cache.media.eduscol.education.fr/file/Langues_et_cultures_de_l_Antiquite/57/0/College_Ressources_LCA_Latin_156570.pdf<br /> http://cache.media.eduscol.education.fr/file/Langues_et_cultures_de_l_Antiquite/58/1/College_Ressources_Latin_4_189581.pdf<br /> http://cache.media.eduscol.education.fr/file/Langues_et_cultures_de_l_Antiquite/49/5/RESS-COLL3_LCA_Latin_230495.pdf<br /> Télécharger les ressources pour le grec ancien en classe de troisième<br /> http://cache.media.eduscol.education.fr/file/Langues_et_cultures_de_l_Antiquite/28/1/College_Ressources_Grec_3_137281.pdf<br /> <br /> Des programmes que d'Ormesson n'a pas consultés donc. Il avoue d’ailleurs, par la bouche de Chateaubriand, que le réel ne l’intéresse pas : "Rompre avec les choses réelles, ce n’est rien". Normalement, là, le président, il fait une boulette et panier.<br /> <br /> 2 - Si nous nous donnons la peine de consulter le programme, nous trouvons dans le cas d'Homère :<br /> <br /> Ulysse à Troie<br /> Homère, Iliade, II, 243-266. Ulysse prend la défense d’Agamemnon contre Thersite.<br /> Homère, Iliade, X, 241-254. Diomède choisit Ulysse pour une mission périlleuse.<br /> Homère, Iliade, XXIII, 708-737. Un redoutable lutteur.<br /> <br /> Le retour d’Ulysse<br /> Homère, Odyssée, I, 48-83. Athéna implore son père en faveur d’Ulysse.<br /> Homère, Odyssée, V, 146-191. Calypso, sur l’ordre de Zeus, permet à Ulysse derentrer dans sa patrie.<br /> Homère, Odyssée, VI, 119-185. Ulysse apparaît à Nausicaa.<br /> Homère, Odyssée, XIX, 467-502. La vieille servante Euryclée reconnaît Ulysse.<br /> Homère, Odyssée, XXI, 404-429. Ulysse parvient à bander le grand arc.<br /> Homère, Odyssée, XXIII, 173-206. Une épreuve ultime.<br /> <br /> C'est-à-dire un vingtaine de lignes, une dizaine de fois... Nous sommes donc loin de l’œuvre complète ! Idem pour les autres auteurs.<br /> La thèse selon laquelle la lecture de ces extraits constitue une clef incontournable aux ouvrages des auteurs sus-cités ne tient donc pas.<br /> Et la thèse selon laquelle la lecture des œuvres complètes d’Homère constitue une clef plus véritable reste à faire.<br /> <br /> 3 - Renoncer aux "humanités", c’est condamner demain à l’oubli tout un pan immense de notre littérature<br /> <br /> Premier démontage : la solution géométrique.<br /> Imaginons un premier cercle, représentant l'ensemble "Les Humanités". Maintenant, cherchons à tracer un deuxième cercle, représentant un deuxième ensemble "notre littérature". Celui-ci ne se trouve certainement pas à l’intérieur du premier, condition sine qua none pour que "notre littérature" disparaissent avec la disparition de "Humanité".<br /> <br /> Deuxième démontage : la solution historique.<br /> Le renoncement en son temps à l’étude de la civilisation phénicienne n'a pas condamner à l'oubli un pan immense de la littérature grec ou romaine. Par contre nous savons ce que les autodafés de l'Inquisition ont fait à ce corpus ...<br /> <br /> Dernier démontage : la solution géographique.<br /> Les versets sataniques de Salman Rushdie sont difficiles à lire parce qu'il y a un prérequis passant par la lecture des épopées Rāmāyana et Mahâbhârata ? Ridicule.<br /> Le Jin Ping Mei ne m'est pas difficile d'accès même si je ne connais pas l'empereur jaune. Pas plus qu'il n'est nécessaire de connaître l’empereur Jimmu pour lire un Haïku...<br /> <br /> 4 - Nous ne sommes pas les enfants d'Homère et de Virgile. D'évidence.<br /> Car nous sommes les enfants de Raoul Vaneigem et de Günther Anders !<br /> Les enfants d'Homère et de Virgile avaient la boîte de Pandore avec l’Espoir dedans, nous avons la bombe atomique, et aucun espoir : l'homme travaille à son Obsolescence.<br /> Et cela est rendu possible avec une deuxième arme de destruction massive : la télévision. Croire que nous pouvons parer à l'homme unidimensionnel avec des remèdes de 2000 ans est une berlue. Et je ne crois pas d'Ormesson dupe.<br /> Laissons d'Ormesson, et ses enfants, qui ne manqueront pas de commenter négativement tout ce qui se fait pendant ces beaux mois d'été.<br /> <br /> Je ne suis pas l'enfant d'Homère et de Virgile, car je n'ai pas envie que l'on m'infantilise, à la façon de livres comme "Homère raconté aux enfants" ou "Sophocle pour les nuls" !<br /> <br /> Pour la réforme, j'applaudirais à l'abandon du latin et du grec si la philo pouvait prendre une place dès la 4ème, avec au programme des philosophes contemporains dissertant sur des sujets de notre siècle : la génétique/bio-éthique, l'atome et l'impensable, les mondes communiquant, des pensées écologiques... Cependant, parmi les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d’autres non. Le programme des écoles entre dans cette deuxième catégorie, et à ce titre, il m'est complètement étranger : je ne le laisse pas m'affecter.<br /> <br /> Emmanuel.
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